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Ecrits de Louis Dallière - 1930 Le protestantisme et la doctrine

« Le protestantisme de nos jours et la doctrine », Foi et Vie, 1930 (22), pp. 1155-1170.

 

 

[1155] Nous eussions pu prendre, pour traiter cette question, un chemin assez facile. Exposer une théorie à la mode, en faire le panégyrique, ou l’attaquer, voilà un moyen court de traiter le problème doctrinal du protestantisme. Nous avons préféré engager nos lecteurs dans une voie plus ardue. Nous espérons qu'ils auront pour nous suivre, assez de bien­veillante indulgence.

La méthode que nous avons écartée se fût conten­tée de l’exposé d'une théologie. Elle eût donc considéré le protestantisme comme un principe dont il s'agirait de saisir la formule, mise au clair par l'effort de tel ou tel penseur. Il nous est impossible de nous placer à ce point de vue. Car le protestantisme est à nos yeux non un principe, mais une réalité spirituelle, disons mieux, une réalité chrétienne, manifestée en un corps visible. Le romantisme serait, si l’on veut, un bon exemple de principe désincarné. On peut essayer d'en saisir la for­mule : elle flottera toujours dans une atmosphère idéologique sans qu'on puisse percevoir sa réalité posi­tive dans l'homme. Le protestantisme français est un corps vivant qui a une histoire, et dont la pensée se mêle intimement à la réalité humaine. C'est donc dans le concret que nous devons situer la position du pro­testantisme de nos jours, à l'égard de la doctrine. Sans perdre jamais de vue le moment présent, l'instant fugitif où nous croyons être immobiles, nous devrons porter notre attention sur les composantes historiques dont le présent porte la trace, et sur les possibilités d'avenir que le présent contient en germe.

[1156] Ce qui caractérise le protestantisme de nos jours, à l’égard de la doctrine, c'est sa complexité, tout au moins sa complexité apparente. Le protestantisme n'est pas divisé. Au contraire, malgré le manque d'unité administrative, les protestants sentent pro­fondément leur parenté. Mais, de même que sur la carte géographique, les protestants sont disséminés, de même ils le sont, ou plutôt ils paraissent l'être, intellectuellement. Plutôt que des sectes qui s'entre-déchirent, on a affaire à des mouvements qui se déve­loppent selon des courbes dont la formule varie, mais qui ne manquent pas de points de contact, et qui sur­tout, sont tracées dans le même plan.

Or, ces différents mouvements, ces différentes courbes, ont en général une origine historique que l'on peut assez bien discerner. Etude passionnante qui permet vite d'atteindre un résultat : les différentes positions doctrinales du protestantisme moderne, les différents mouvements qui se dessinent dans son sein, se réfèrent pour la plupart à des points d'origine qui ont leur place marquée dans l'histoire du XIXe siècle. Illustrons cette affirmation par des exemples : ce sera toute la première moitié de notre étude,

— Une doctrine que beaucoup de protestants ont adoptée de nos jours, c'est la négation de la doctrine. L'expérience religieuse et la pratique des vertus évangéliques recevraient, à leurs yeux, la primauté dévo­lue au spirituel authentique. Tendance qui est très largement représentée dans les productions des écri­vains protestants et dans les journaux religieux. Ten­dance qui va de pair avec le mouvement du christia­nisme social, sans se confondre avec lui. Tendance enfin qui connaît la notoriété depuis la Conférence universelle de Stockholm. C'est elle qu'attaque l'abbé Journet dans son livre sur l'Union des Eglises, [1157] où, non sans habileté, il s'efforce de démontrer, quand il ne l'admet pas implicitement, que tout le protestantisme se ramène logiquement à la négation de la doctrine chrétienne.

Que les protestants qui repoussent la doctrine aient élaboré une doctrine, cela n'est pas douteux. Ils se sont servis, pour justifier leur point de vue, des études de James sur l'expérience religieuse, et de la philosophie bergsonienne. Ils ont appliqué aux rap­ports de la pensée et de la foi tantôt le schéma que les philosophies de l'inconscient avaient forgé pour justifier la primauté du vouloir indistinct, tantôt le schéma si séduisant où s'équilibrent l'intelligence et l'intuition bergsoniennes.

Mais cette analyse est loin d'épuiser la significa­tion du mouvement fidéiste, expérimentaliste, pra­tique, de quelque nom qu'on veuille l'appeler. Ce mouvement qui constitue un modernisme protestant, se réfère à une situation historique que le modernisme catholique n'a pas connue. On ne le comprend bien que lorsqu'on se reporte à la situation du protestan­tisme, aux alentours des années 1870 à 1890. C'est dans cette période que se place l'activité religieuse et sociale de Mme de Pressensé, l'épanouissement de la personnalité dominante qu'est Tommy Fallot, la formation des maîtres actuels du mouvement. Or, ces esprits se sont trouvés en présence d'un protestan­tisme engagé dans une situation tragique. Les luttes intellectuelles entre orthodoxes et libéraux battaient leur plein, déchiraient les Eglises et aboutissaient un peu partout à la stérilité. Préoccupés de défendre une position prise, les prédicateurs se consacraient à la polémique, à l'argumentation. Les querelles de per­sonnes s'en mêlaient. Dans les campagnes les Temples se vidaient. Et par derrière le cliquetis verbal, les abus [1158] s'installaient un peu partout. Tommy Fallot devait souffrir, combien cruellement, de l'insuffisance d'une partie du corps pastoral dans cette région du Diois où il fixa sa retraite. Le régime du Concordat per­mettait le relâchement spirituel de bien des ministres, plus occupés de pourfendre un adversaire théologique, que de prêcher le salut aux pécheurs. D'autre part, rassurées sur leur destinée éternelle par la rectitude de leurs opinions, beaucoup d'âmes ne prenaient pas garde qu'elles toléraient dans leur conduite certains manques de charité par trop frappants. Le souci de soulager le pauvre, et surtout de l'aimer, l'imitation du Bon Samaritain qui se penche sur le blessé de la vie, tourmentait peu toute une classe de la société protestante.

C'est sur cet arrière-fond qu'il faut replacer pour le comprendre, le christianisme moderniste qui se réclame de Fallot. C'était un appel profond à une spiritualité réelle qui délivrerait les âmes du joug des controverses doctrinales. Ou plutôt un double besoin se faisait jour : un besoin de fécondité spirituelle, le désir de voir le protestantisme porter des fruits, et, d'autre part, le souci d'obéir aux exigences de la morale évangélique en ce qui concerne le respect et l’amour des pauvres. Voilà, à notre sens, le point vivant d'où jaillit au sein du protestantisme, avant sa rencontre avec les courants modernes de la pensée, la courbe du modernisme pratique.

Ces besoins profonds, besoins de fécondité, sens aigu de la morale sociale, rencontrèrent des courants nés hors de l'Eglise, et où les protestants crurent trouver l'expression de leur propre pensée. Avides de fécondité spirituelle après une période desséchante de controverses intellectuelles, ils se portèrent vers le pragmatisme ; jaloux de propager une morale sociale, [1159] ils allèrent au-devant du socialisme. Etait-ce l'expres­sion logique des besoins profonds du protestantisme ? Nous ne le croyons pas. Mais qu'il nous suffise pour l'instant d'avoir marqué le nœud vivant où s'insère dans le protestantisme de nos jours le mouvement antidoctrinal.

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Quels étaient donc les deux adversaires que le christianisme pratique prétendait mettre d'accord en les congédiant l'un et l'autre ? On a coutume de les nommer orthodoxie et libéralisme. La virulence du conflit qui mit aux prises ces deux tendances fut si forte, qu'aujourd'hui encore il paraît impossible d'aborder ce sujet sans éprouver la réaction doulou­reuse d'un corps que l'on touche à la place d'une bles­sure béante. Efforçons-nous cependant de nous pen­cher sur ce passé avec douceur et compréhension.

Que fut d'abord l'orthodoxie du XIXe siècle ? Essentiellement le dépôt stratifié du mouvement revivaliste qui avait galvanisé nos Eglises aux alentours de 1820. Dans un sermon prophétique, Adolphe Monod conviait en 1849 les croyants du Réveil à prolonger les lignes de leur action et à édifier une Eglise vivante qui pût suppléer aux insuffisances de la piété individualiste. Cet appel ne fut pas entendu. La piété du Réveil prend son point d'appui dans la conversion de l'individu. Le salut lui est donné gra­tuitement et instantanément, lorsqu'il se reconnaît pécheur et accepte Jésus-Christ pour sauveur. Pour les premières générations du Réveil, Jésus-Christ fut sans nul doute une réalité spirituelle qui nourrissait substantiellement les âmes. Mais faute d'unir les âmes converties en un corps où la présence de Jésus-Christ [1160] pût être manifestée visiblement, selon l’enseignement de saint Paul, les revivalistes, concentrant leur atten­tion sur l'individu, tendaient à représenter le salut comme un processus lié essentiellement à telles vérités intellectuelles» Ainsi se dessina, avec des arêtes très vives, une doctrine de la rédemption et de la grâce, qu'il fallait accepter, sous peine d'enfer. L'ortho­doxie protestante du XIXe siècle n'est pas l'attache­ment pur et simple aux vérités révélées du Christia­nisme, C'est une orthodoxie qui revêt la teinte spé­ciale d'un revivalisme plus ou moins ossifié. Ce n'est pas non plus un traditionalisme pur. C'est un atta­chement aux traditions, greffé sur une certaine con­ception de la conversion. Otez telle partie de la doc­trine orthodoxe, et vous n'avez plus de possibilité de conversion, donc plus de ciel. Ce péril explique l'acharnement des orthodoxes à défendre leurs thèses. Même les prédicateurs qui avaient peu le souci personnel des âmes, croyaient travailler au salut d'autrui de la seule manière efficace, en défendant à coups d'arguments la légitimité d'une théologie.

Notons surtout que l'aspect particulier de l'or­thodoxie du XIXe siècle est lié à une conception revivaliste de la conversion. Cette conception à son tour est issue par des filiations vivantes, du méthodisme wesleyien. Partout donc où, de nos jours, se fera sentir l'influence du méthodisme anglais, on retrou­vera l'orthodoxie avec ses différentes nuances : dans l'Armée du salut, par exemple, elle en est à la phase conquérante et jeune qui fut celle du Réveil de 1820, Un mouvement comme celui de la Brigade de la Drôme, s'y apparente étroitement. Le mouvement des chrétiens évangéliques représente la phase plus évoluée, plus intellectualiste, plus polémique, de la même orthodoxie.

[1161] En face de l'orthodoxie issue du méthodisme anglais, apparaît le libéralisme. Celui-ci perçut sans nul doute l'insuffisance d'une doctrine où tout se ramène à l'expérience individuelle de la conversion. Au lieu de centrer le christianisme sur l'individu, il suivit un mouvement inverse, et s'efforça de dégager les principes essentiels du christianisme, en accord avec les lois générales de l'esprit humain. Le libéra­lisme français est-il né sous l'influence des grands sys­tèmes idéalistes de l'Allemagne ? Ou bien est-il allé au-devant d'eux ? Question que nous ne saurions résoudre pour notre part. Qu'il nous suffise de cons­tater qu'une union étroite devait s'engager entre le libéralisme protestant d'une part, et l'idéalisme kan­tien et post-kantien de l'autre. Kant a inauguré un courant de pensée qui devait profondément pénétrer le protestantisme français. La formule calviniste d'une révélation divine proposée à la conscience humaine qu'éclaire le Saint-Esprit, fait place, sous l'influence de Kant, à la notion d'une conscience qui tire d'elle-même les normes de la Révélation. Dans ce changement tient toute l'innovation de la critique biblique. Celle-ci sup­pose en effet toujours, sous sa forme libérale, que l'es­prit humain, armé de ses catégories et de ses instru­ments de contrôle, est juge en dernier ressort de ce qui a pu se passer autrefois.

Il y a eu un libéralisme moral d'où la sève reli­gieuse était à peu près absente, et qui n'est plus guère représenté aujourd'hui dans nos Eglises. La plupart de ses représentants devaient peu à peu se détacher de la religion positive. Un Ferdinand Buisson serait un assez bon exemple de cette forme de doctrine.

Mais le libéralisme peut s'allier avec la vie reli­gieuse. Le croyant continuera d'employer les formes et les formules de la piété. Quand il se fera théolo- [1162] gien, il les interprétera à la lumière du kantisme ou du néo-criticisme ou de quelque autre doctrine. Mais il restera fermement attaché au sentiment reli­gieux sous-jacent. L'Allemand, discipliné au possible pour la vie pratique, et facilement outrancier dans le domaine spéculatif, s'accommode aisément de ce dua­lisme. On le retrouve chez nous avec la délicatesse et les nuances propres à l’esprit français, chez un Sabatier par exemple, âme cévenole et mystique, se jouant à travers les découpures d'un fin système libéral appuyé sur le kantisme. C'est probablement une coïncidence, mais même en France, plusieurs théolo­giens libéraux marquants appartiennent à la conserva­trice Eglise luthérienne, tel feu le professeur Eugène Ménégoz, par exemple.

Il est difficile de nos jours de faire une distinction nette entre le libéralisme et le modernisme du chris­tianisme pratique. Les chrétiens sociaux admettent plus ou moins la critique biblique des théologiens. Ceux-ci, de leur côté, ne repoussent pas a priori l'ac­tion pratique. On voit à première vue ce qui distingue, par exemple, un Auguste Sabatier d'un Tommy Fallot. Pour le premier, il est essentiel d'avoir une théologie élaborée; pour le second, les saintes étroitesses de la conscience et des intuitions de la vie reli­gieuse sont au premier plan. Mais, de nos jours, le modernisme pratique exerce une puissance d'attrac­tion qui lui permet de s'annexer plus ou moins les théologies issues du libéralisme. La dose plus ou moins grande d'anti-intellectualisme distinguera seule les tenants de l'une ou de l'autre tendance.

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Cette revue, trop rapide, nous a permis de déli­miter à grands traits les principales attitudes doctri- [1163] nales que le protestantisme   contient  en   son   sein. Quelques réflexions doivent être proposées ici.

Tout d'abord, nous avons suffisamment montré, croyons-nous, comment les diverses positions doctri­nales des protestants contemporains sont relatives à des problèmes nés au cours du XIXe siècle. L'ortho­doxie dite évangélique est une forme française et XIXe siècle, du méthodisme anglo-saxon. Le libéra­lisme qui s'y oppose est une forme française et XIXe siècle, de l'idéalisme philosophique transposé sur le terrain religieux. Enfin, le modernisme pratique et social, qui a tant de vitalité de nos jours, est avant tout un effort poignant pour mettre fin par un renou­veau de spiritualité aux épuisantes controverses des deux frères ennemis, l'orthodoxe et le libéral.

La référence historique de nos attitudes doctri­nales actuelles se place, nous l'avons vu, dans le XIXe siècle. Seconde remarque, cette référence se place aussi en partie à l'étranger. Certes, le protestantisme français a manifesté et manifeste des tendances propres, nous y insisterons tout à l'heure. Mais cha­cune des trois grandes tendances, orthodoxie, libéra­lisme et modernisme social, s'est constituée à l'aide d'un gros apport de l'étranger. C'est d'abord le flot si bienfaisant du méthodisme anglais, qui vient bai­gner nos Eglises quasi-mortes aux alentours de 1820. C'est ensuite le souffle plus aigre peut-être de la morale kantienne et de la théologie critique d'outre-Rhin. C'est enfin, dans le modernisme, l'apport évi­dent du pragmatisme américain.

Certes, dans le domaine de la pensée, il n'y a pas de nationalisme qui tienne. La société des esprits qui pensent ne connaît pas de frontières. Cependant, la situation d'une Eglise n'est pas assimilable à celle d'une philosophie : et cette simple observation nous [1164] conduit à la thèse centrale que nous voulons présenter aujourd'hui. Le protestantisme français est une Eglise. Une Eglise vit de la communion avec le chef, Jésus-Christ, auquel le présent est relié par l'intermédiaire d'un témoignage ininterrompu. Or, nous constatons que, depuis un siècle, le protestantisme français, au lieu de chercher auprès de ses propres ancêtres le témoi­gnage rendu à Jésus-Christ, se réfère sans cesse à des points de repère plantés hors de notre sol. Cela n'est possible qu'en raison de ce que nous appellerons la grande cassure du protestantisme français : grande cassure historique et spirituelle qu'il faut placer entre les années 1770 environ et 1820. Vers 1770, les per­sécutions consécutives à la Révocation finissent enfin par s'éteindre. Malgré la rigueur officielle, des tenta­tives de négociations secrètes commencent de se nouer entre les protestants et la Cour ; on voit évoluer dans la coulisse des personnages semi-officiels comme Court de Gébelin, le fils d'Antoine Court. C'est en 1768 que Marie Durand sort de la Tour de Constance, après trente-huit ans de captivité, pour aller finir ses jours dans son hameau vivarois du Bouchet-de-Pranles.

Bref, la persécution s'éteint. Mais dans quel état laisse-t-elle le protestantisme ? Désorganisé, diminué, ayant tenu bon, mais n'ayant pu produire naturelle­ment aucun développement culturel. Ce serait le moment d'un épanouissement : la sève longtemps contenue pouvait sourdre. Ah ! s'il s'était trouvé à ce moment un Calvin, ou un Antoine Court, ou même simplement un Pierre Dumoulin ou un Jean Claude, un de ces grands conducteurs spirituels comme la Réforme française en avait tant eu : mais il ne s'en trouva pas. Pas d'esprit créateur, pas de culture pro­testante au moment historique du retour à la liberté. Et tout près de là, voilà Voltaire, voilà surtout Rous- [1165] seau. La Suisse avec qui les persécutés français sont en étroit rapport ne se montre pas longtemps réfractaire au prophète de la bonté naturelle de l'homme. Puis la Révolution éclate. Quelques pasteurs sont prêts à abjurer Jésus-Christ sur l'autel de la déesse Raison. Les guerres de la Révolution et de l'Empire finissent l'œuvre de désorganisation que les persécutions avaient commencée. Lorsque, il y a un peu plus d'un siècle, Napoléon réorganise administrativement le protestan­tisme, celui-ci n'avait plus guère conscience de sa doc­trine ni de sa vie historique. Corps anémié, presque complètement vidé de son sang, il devra son renou­veau véritable à la transfusion qui amène en lui la substance vivifiante du méthodisme et du piétisme. Mais, en même temps, il opposera une moindre résis­tance à toute importation du dehors, quelle qu'elle soit : le protestantisme français, après la grande cas­sure de 1770-1820, a perdu la référence à soi-même : il ne sait plus où se retrouver.

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Pour qui a compris le fait de la grande cassure, une question se pose aussitôt : dans quelle mesure chacune des trois grandes doctrines modernes a-t-elle conduit le protestantisme français vers sa réalité propre ? Dans une large mesure, répondrons-nous, et voilà le point de convergence de ces mouvements pour­tant si divers : voilà le plan commun, où, disions-nous, se dessinent leurs courbes. Les esprits français, ouverts aux apports étrangers, n'ont pas pu ne pas rechercher la référence perdue du protestantisme à sa propre tradition.

Voyez le revivalisme de 1820 : il conduit à fonder les grandes sociétés, Société des Missions évangéliques, Société des Ecoles du Dimanche,  Sociétés [1166] d'évangélisation, où la vie et la doctrine de l'Eglise réformée de France refleurissent sous leur forme authentique.[1] C'est dans les grandes sociétés, et non dans l'Eglise napoléonienne, simple cadre administratif, ni dans les Eglises dissidentes, reflet trop servile du méthodisme anglo-saxon, que se réalise à nouveau l'unité de l'Eglise réformée de France. De nos jours encore, la Société des Missions, par exemple, rejoint par delà la grande cassure, l'œuvre même de la Réforme du XVIe siècle, et ses pre­mières tentatives de colonisation protestante et fran­çaise. Dans la même ligne, prenez aujourd'hui le méthodisme de l'Armée du Salut : le voilà qui offre aux protestants français le moyen de réaliser les œuvres sociales, qui sont dans la suite logique de l'effort d'un Calvin à Genève. Prenez le mouvement de la Brigade de la Drôme : les pasteurs qui la com­posent reviennent à Calvin, et, s'ils n'ont pu encore, semble-t-il, se dégager complètement de la tendance individualiste, inhérente au piétisme anglo-saxon, ils n'en ont pas moins senti la nécessité d'une doctrine de l'Eglise, en accord avec la vie profonde du protestan­tisme français.

Qu'on examine le libéralisme, surtout sous la forme qui a survécu, celle du libéralisme pieux. Il maintient, lui aussi, un des aspects vivants de la Réforme française : le souci d'unir la science à la foi, de suivre le mouvement intellectuel de notre époque. En cela, la théologie libérale nous rappelle que, malgré l'opposition qui sépare la Réforme du paganisme de la [1167] Renaissance, il n'y a pas de Réforme sans un huma­nisme chrétien.

Enfin, le modernisme social et expérimentaliste a peut-être été, au fond, l'appel le plus profond à une résurrection des forces vives du protestantisme histo­rique en France. Tout au moins, il a été cela en la personne d'un Fallot : après lui, l'engouement pour W. James et le psychologisme voile davantage cet effort profond. Mais Fallot a peut-être été l'homme qui a le plus senti, par intuition, l'existence de la grande cassure. Il a repris conscience du fait que le pro­testantisme est; au sens étymologique du mot si bien conservé par les anglicans, un catholicisme, non pas le catholicisme romain, mais le catholicisme aposto­lique, la vie et la présence réelle de Jésus propagées à travers le monde.

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Nous sommes maintenant en mesure de conclure. Notre conclusion sera optimiste. Le protestantisme de nos jours doit avoir une doctrine et tout semble indiquer qu'il l'aura. Mais il faut écarter complète­ment le schéma malheureux qui rejette la doctrine dans le domaine du contingent et du relatif. La doc­trine du protestantisme ne sera pas une doctrine quel­conque, une doctrine à la mode, une doctrine née dans le cabinet de travail d'un théologien ou d'un penseur. Rien n'est plus superficiel que de représenter les efforts de la jeune génération d'aujourd'hui comme une réaction passagère, par exemple comme un passage du christocentrisme, comme on dit, au théocentrisme. Rien n'est plus incompréhensif que d'évoquer l'influence d'un Karl Barth et de mettre sur ceux qui cherchent un renouveau doctrinal l’épithète de Barthiens. La méthode qui consiste à respirer l'air du [1168] temps, à adopter sans discernement d'abord Kant, puis Hegel ou Renouvier, puis Bergson ou W. James, puis Barth ou Otto, nous paraît complètement à rejeter. Tout cela reste dans le domaine superficiel de la mode. Nous sommes en mesure de comprendre pourquoi le protestantisme a été si soumis à l'influence des modes du XIXe siècle : la grande cassure de 1770- 1820 nous en a fourni l'explication. Le temps est venu de réparer consciemment cette cassure. Il faut prendre conscience de nous-mêmes en tant que Réformés, vivants sur ce sol de France, non pas depuis 1820, mais depuis 1520. Il faut renouer le fil de notre tra­dition de pensée, prendre pour base ce qu'ont posé nos fondateurs. Partant de là, nous saurons juger ce que nous devrons prendre et laisser dans tout mouve­ment contemporain. Depuis un siècle, la pensée pro­testante s'est installée dans des centres de référence étrangers à elle-même. Elle s'est jugée elle-même, cri­tiquée, et on peut dire elle ne s'est pas comprise elle-même, parce qu'elle s'est placée au point de vue méthodiste, au point de vue kantien, au point de vue pragmatiste. Remettons-nous sur notre base : la Réforme des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Nous vivons ou périssons avec elle : et, appuyés sur ce fondement, nous saurons assimiler dans les apports du dehors tout ce qui peut accroître notre vie.

Nous vivons ou nous périssons avec la Réforme ? Mais nous vivons ! Car reprendre la continuité histo­rique de l'œuvre réformée, c'est retrouver saint Augus­tin, c'est retrouver saint Paul. C'est comprendre qu'au fond du Christianisme, il y a la réalité de l'Eglise, corps de Christ, fondé et gouverné par le Saint-Esprit. Ainsi, tous les penseurs protestants contemporains, au lieu de se perdre dans les nuages d'une idéologie passagère, peuvent, en creusant leur [1169] propre pensée, retrouver le sol et retrouver la sève. L'unité de doctrine se fera non par l'hégémonie d'une tendance, mais par le retour des esprits à la réalité pro­fonde où tous ont leurs racines. C'est dire que la doc­trine protestante de nos jours sera avant tout un réalisme spirituel et que sur le terrain du réalisme se fera l'union des esprits que divisent jusqu'à présent les apports de l'idéalisme philosophique. Chercher, avec toutes les puissances de l'esprit, la présence réelle de Jésus-Christ, se mettre au bénéfice de son interces­sion actuelle, collaborer à son œuvre dans le monde où il est effectivement notre Seigneur, voilà l'essence du réalisme protestant. La doctrine n'est pas la pilule à avaler pour être converti ; elle est l'appréhension, par l'esprit de l'homme en qui agit la grâce, de la réalité religieuse, de Jésus-Christ.

Il est aisé de voir les perspectives qui s'ouvrent devant un réalisme religieux, édifié en continuité avec la Réforme, avec l'augustinisme et avec l'Eglise pri­mitive. Ce sera tout d'abord une doctrine de l'Eglise, ce qui a tant manqué au revivalisme de 1820, ce que Fallot a tant cherché, doctrine qui doit être élaborée de nos jours, et qui doit nous rendre le sens de notre réalité positive en présence du catholicisme. Démolir ou attaquer, ce n'est pas l'idéal. Une certaine idéologie anticatholique a fait son temps. Mais le problème de l'Eglise, avec les perspectives admirables qu'il ouvre devant nous, d'une reconstitution au moins par étapes de l'unité chrétienne, doit prendre sa place au centre de notre doctrine.

En étroit accord avec une doctrine de l'Eglise, nous devons présenter une doctrine de la Révélation. Ici, la critique biblique pourra apporter son concours quand elle saura garder sa place exacte, la place de [1170] tout humanisme dans l'Eglise. Elle devra admettre la réalité centrale de l'Incarnation, et, la divinité de Jésus étant affirmée, l'humanisme permettra de mieux con­naître l'humanité du Sauveur et la transmission humaine du témoignage qui lui a été rendu, par les prophètes avant sa venue, par les apôtres fondateurs de son Eglise, et par son Eglise elle-même.

Réalisme de l'Incarnation, doctrine de l'Eglise, doctrine de la Révélation, tels sont les traits essentiels de l'effort intellectuel qui est proposé aux protestants de nos jours. Affranchissons-nous des faiblesses qui résultaient de la grande cassure. Cessons de nous chercher en des visages étrangers, si sympathiques soient-ils, mais reprenons le nôtre. Appelons à la collaboration, dans l'approfondissement du sens du réel, des esprits qui, malgré leurs divergences, peuvent se retrouver s'ils y travaillent, s'ils se soumettent à l'action de la grâce qui unifie les hommes. Dans la réalité de Jésus, venu en chair, mort et ressuscité pour nous, nous trouverons en creusant intellectuellement le trésor à la plénitude duquel peuvent participer et l'humaniste pieux, et l'ardent revivaliste, et le chrétien moderniste las des querelles des mots. Mais lorsque notre pensée, fécondée par le Saint-Esprit, rattachée à sa tradition augustinienne et calvinienne, aura vrai­ment retrouvé Jésus, alors il n'y aura plus ni humaniste, ni revivaliste, ni moderniste, mais il y aura des protestants français qui ne seront plus, en Jésus-Christ, qu'un seul corps, un seul cœur et une seule âme.


Cadier, J. « La tradition calviniste », in Protestantisme français (Boegner, M. & Siegfried, A., éd.), Paris, Plon, 1945, p. 299. [Référence à l’article « Le Protestantisme de nos jours et la doctrine »]

 

Peu après, la persécution va renaître sous la Terreur. Paul Rabaut, qui pendant un demi-siècle a échappé aux poursuites des Intendants royaux, meurt sur l’échafaud de 93. Quelques pasteurs abjurent et portent les coupes sacrées en offrande à la Déesse Raison. C’est ce protestantisme persécuté, épuisé, que le Premier Consul va caporaliser sous les articles du Concordat. M. Louis Dallière a appelé cette époque la grande cassure du protestantisme et il écrivait dans un article très remarqué : « Après la grande cassure de 1770-1820, le protestantisme français a perdu la référence à soi-même : il ne sait plus ou se trouver » (1).

 

(1) Louis Dallière, Le Protestantisme de nos jours et la doctrine. Revue « Foi et Vie » du 15 novembre 1930, p. 1165.

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Compte-rendu par A. Aeschimann dans La Quinzaine Critique, 10 janvier 1930 (1931 ? exemplaire corrigé à la main sur le site Gallica), n° 25, p. 91.

 

Louis Dallière : Le protestantisme de nos jours et la doctrine. Très importante étude dont on peut dire qu’elle renouvelle de fond en comble le problème des destinées passées et futures du protestantisme de France. L’auteur observe, avec beaucoup de justesse, qu’une cassure s’est produite, dans l’histoire de nos Eglises, vers 1770. A ce moment, les persécutions s’arrêtent. Mais le protestantisme, hébété par ses souffrances, dépourvu de grands conducteurs, ne sait pas se ressaisir, et les événements de la Révolution, puis de l’Empire, le meurtrissent — ou l’endorment — sans qu’il ait retrouvé sa tradition vivante. Alors survient, vers 1820, le Réveil, mouvement d’inspiration anglo-saxonne, producteur d’une orthodoxie individualiste centrée autour de la notion de conversion. En réaction contre cette orthodoxie, et plus ou moins en liaison avec les courants d’idées dominants en Allemagne, le libéralisme fait ensuite son apparition. Enfin, dans les dernières années du siècle, sous la forte impulsion de T. Fallot en particulier, une troisième tendance se fait jour, que M. Dallière appelle un peu fâcheusement le modernisme social, et qui mériterait plutôt le nom d’évangélisme intégral, puisqu’il ambitionne de revenir, par-delà les querelles dogmatiques périmées, aux affirmations évangéliques essentielles, et de faire triompher ces affirmations dans tous les domaines de la vie. L’auteur de l’article reconnaît d’ailleurs l'immense valeur de ce mouvement rénovateur, et bien qu’il en dénonce les ultérieures déformations sous l’influence du socialisme et du pragmatisme, il ne méconnaît pas que nous ayons là affaire à une tendance issue du plus profond de la conscience protestante française. Et voici l’originalité de cette magistrale étude : au lieu de sacrer supérieur l’un des trois mouvements spirituels considérés, ou encore de les renvoyer tous trois dos à dos, M. Dallière soutient que chacun d’eux représente un émouvant effort du protestantisme de France pour retrouver sa tradition interrompue par la grande cassure. Et son rêve est que tous les protestants, prenant conscience de plus en plus de la réalité de leur Eglise, renouent résolument le fil si malheureusement coupé, revenant à leur source, à leur origine, qui est la pensée calvinienne. Ici, l’on aurait souhaité un peu plus de précision peut-être. Qu’est-ce que le retour à la pensée calvinienne ? Est-ce l’acceptation des formules mêmes de Calvin, ou la remise en honneur des intuitions profondes qui sont à la hase de ces formules ? Il semble, à maintes reprises, que M. Dallière en tient pour le second point de vue. Mais nous ne prendrons pas la responsabilité de répondre pour lui.

 



[1]  Pour la démonstration de ce point, nous renvoyons à une thèse de M. Roland Polex, présentée à la Faculté de théologie de Montpellier : « Essai sur l'Eglise réelle dans le Réveil de 1820 ». Ce travail n'a pas, croyons-nous, été publié. Il serait bien à souhaiter qu'il le fût.


Date de création : 02/12/2016 @ 15:58
Dernière modification : 02/12/2016 @ 15:58
Catégorie : Ecrits de Louis Dallière
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